Le Divorce avec une entreprise comme bien matrimonial
L’affaire Aubin c. Petrone, 2020 ABCA 131 (appel devant la Cour suprême du Canada refusée) est une décision importante à l’intersection du droit de la famille et du droit des sociétés qui démontre clairement l’application des principes fondamentaux du droit des sociétés dans le contexte du droit de la famille. Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Alberta, la plus haute juridiction de l’Alberta, a “percé le voile corporatif” et a accordé à une épouse une sûreté directement sur les biens de la société de son conjoint afin de garantir son paiement d’égalisation dû par son mari suite à leur divorce.
Pour contextualiser cette application du droit, il faut d’abord remonter plus de 100 ans dans le temps à l’affaire britannique Salomon c. Salomon (1896 UKHL). Cette affaire a défini notre conception moderne des sociétés en tant qu’entités juridiques distinctes de leurs actionnaires, à savoir qu’un actionnaire ne peut être tenu responsable des sommes dues par une société. Depuis lors, d’innombrables affaires juridiques ont renforcé cette relation entre société et actionnaires, selon laquelle il existe un “voile” entre les deux qui ne doit pas être “percé”, sauf dans des circonstances très limitées.
Ce “voile” des sociétés n’est pas seulement la loi au Royaume-Uni, mais aussi au Canada. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada en 1987 dans l’affaire Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co, la règle générale est qu’une société est une entité juridique distincte de ses actionnaires, mais le voile corporatif peut être percé lorsque le fait de ne pas le faire “produirait un résultat trop manifestement contraire à la justice”. C’est dans ce contexte de droit des sociétés que l’affaire Aubin contre Petrone a été tranchée.
Mme Aubin, comme de nombreux conjoints, a aidé son conjoint, M. Petrone, à faire démarrer son entreprise pendant leur mariage – une société dont il est toujours l’actionnaire majoritaire aujourd’hui. Elle a contribué de manière directe, en travaillant pour la société dans différents rôles, mais aussi de manière indirecte, en s’occupant de leurs enfants à la maison et en permettant à M. Petrone de saisir diverses opportunités commerciales. Grâce à leur mariage et à leurs efforts combinés, la société est devenue une entreprise prospère et précieuse. Lorsque les époux se sont séparés, la plus grande partie de la richesse familiale a été immobilisée dans les actions de grande valeur (que la Cour a évaluées à plusieurs millions de dollars) avec relativement peu de liquidités.
Au procès, le juge a accordé à Mme Aubin un “paiement d’égalisation”, une ordonnance selon laquelle en échange de la conservation d’une partie ou de la totalité des biens du mariage, un des conjoints, en l’occurrence le mari, doit verser à l’autre une somme d’argent pour “égaliser” les intérêts des autres conjoints dans les biens. En d’autres termes, parce que M. Petrone a conservé toutes ses actions, il était obligé de payer à Mme Aubin la partie des actions à laquelle elle avait droit par ailleurs.
En raison de ce paiement de péréquation et de la valeur importante de la participation de M. Petrone dans la société en tant qu’actionnaire majoritaire, lorsque la juge de première instance a rendu sa décision, M. Petrone n’avait pas les liquidités nécessaires pour payer Mme Aubin. Lorsque les deux parties n’ont pas réussi à trouver une solution à ce problème, la juge de première instance est intervenue et a ordonné que, pour que Mme Aubin reçoive éventuellement son paiement, elle puisse garantir son jugement directement contre une partie des biens appartenant à la société, plus précisément un immeuble dont elle était propriétaire et qui avait à peu près la même valeur que son paiement. Si M. Petrone ne pouvait toujours pas payer à certaines autres conditions, Mme Aubin pouvait retourner au tribunal pour forcer la société à utiliser ou à vendre cette propriété pour payer son jugement.
Cette décision a mis le droit des sociétés en conflit avec le droit de la famille ; jamais auparavant au Canada les biens d’une société n’avaient été utilisés pour garantir la dette de son actionnaire majoritaire pour le paiement d’égalisation d’un conjoint. Bien que nous tenions pour acquis qu’au moment du divorce les époux ont chacun le droit de partager les biens du mariage, le juge Antonio de la Cour d’appel observe au para. 27 dans l’affaire Aubin c. Petrone:
La question qui se pose… est de savoir si ou comment le voile corporatif interagit avec les principes de partage des biens matrimoniaux – un concept qui n’existait pas lorsque le droit des sociétés et la séparation des entreprises se sont développés. Pendant la plus grande partie de l’histoire de la common law, les femmes mariées ne pouvaient pas posséder de biens et le divorce était littéralement ou pratiquement impossible. [traduction]
Les questions fondamentales du droit, de l’entreprise et de la famille, s’étaient croisées. S’il était clair, en droit canadien, que le voile des sociétés pouvait être percé si le résultat s’opposait autrement de manière flagrante à la justice, cette question avait rarement été portée devant la Cour dans le contexte du droit de la famille.
Cependant, la Cour de l’Alberta n’a pas été la première à se pencher sur cette intersection du droit de la famille et du droit des sociétés. Les tribunaux de l’Ontario se sont efforcés de percer le voile corporatif dans le paiement de la pension alimentaire. Dans l’affaire Aubin c Petrone, la Cour d’appel a résumé que lorsqu’on cherche à percer le voile corporatif pour satisfaire une demande de pension alimentaire d’un conjoint, il faut tenir compte (voir para 24 de la decision):
- si le conjoint derrière le voile corporatif a le contrôle total de la société ;
- si le conjoint utilise ce contrôle pour commettre une faute ou priver injustement l’autre conjoint de ses droits ; et
- que cette faute est la cause de la perte de l’autre conjoint.
Le tribunal a finalement conclu que ces mêmes principes s’appliquaient aux biens autant qu’à la pension alimentaire pour époux. Sur la base de ce critère, la Cour a jugé qu’il était justifié de “percer le voile de l’entreprise” pour obtenir le jugement de Mme Aubin, non pas sur la base d’un acte spécifique de M. Petrone, mais plutôt d’un ensemble d’actes et d’omissions dans lesquels il a utilisé son pouvoir d’actionnaire majoritaire d’une manière qui a finalement conduit à une injustice dans cette affaire qui a causé la perte de Mme Aubin (voir paras. 71-74 de la decision).
Contrairement aux affaires en Ontario, un facteur de complication ici était que dans les années qui ont suivi sa constitution, la société s’était développée au-delà de M. Petrone et de Mme Aubin, et avait maintenant d’autres actionnaires. Toutefois, la Cour a estimé qu’en limitant la garantie à un bien spécifique (l’immeuble), elle avait suffisamment équilibré les besoins et les obligations de toutes les parties : Mme Aubin, M. Petrone et tous les autres actionnaires (voir paras 61-62 de la décision).
Le voile corporatif a été un pilier du droit des sociétés pour une raison : il est important de distinguer les droits et obligations des sociétés de ceux de leurs actionnaires. Mais, comme cela a été établi depuis longtemps, le voile ne peut pas être une imposture ; il existe pour un but approprié, mais pas pour permettre une injustice flagrante. L’affaire Aubin c. Petrone démontre clairement que ces principes fondamentaux du droit des sociétés s’appliquent au droit de la famille comme ils le feraient dans n’importe quel autre domaine juridique.
Une séparation ou divorce est un évènement difficile. Si vous avez des questions ou des préoccupations concernant vos droits ou vos obligations, veuillez contacter notre groupe de pratique en droit de la famille pour obtenir des conseils et de l’aide.
Cet article est écrit en anglais par Jeff Arsenault un avocat chez McCuaig Desrochers qui a travaillé au dossier Aubin c. Petrone.
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